Une montre trop connectée [Terminé]

Cette journée avait démarré du mauvais pied. L’humeur du psychiatre était presque massacrante. Comme si la tristesse, la frustration et le stress de ces derniers mois, avaient été contenus par un barrage qui avait décidé de céder aujourd’hui. En ce jour férié, il était donc de bonne augure que les élèves de l’académie ne rencontrent pas le Professeur Kaiten. Mélodia connaissait les sautes d’humeur de son père. Elle savait qu’en ces rares occasions, il valait mieux laisser son paternel vivre sa vie afin qu’il puisse se recentrer sur lui-même et sur ses objectifs. Heureusement, sa fille avait été élevée de sorte à être parfaitement autonome. Drew savait qu’il pouvait s’absenter sans craindre pour sa santé. Seriha elle-même préférait laisser son maître seul. Toujours avisée, elle savait faire la distinction entre un besoin d’expression personnel et un besoin de passer un moment avec ses proches. Drew commença donc par prendre une douche, espérant que le contact de l’eau l’aiderait à tempérer ses tendances violentes. Si le bien qu’il en avait tiré fut salvateur, cela ne lui permettait que de reprendre une expression qui servirait de façade face au reste du monde. Préférant sortir, il s’habilla rapidement et commença à ouvrir la porte de sa demeure alors qu’un homme vêtu d’un uniforme de livreur s’apprêtait à appuyer sur la sonnette.

« - Vous désirez ?
- Je suis bien chez Mr Drew Kaiten ?
- C’est exact.
- Service de livraison Deliveroucoups. Ce colis vous est adressé. Vous pouvez signer ? »

Drew prit connaissance du nom de l’expéditeur puis accepta de signer. La politesse n’étant pas le point fort du psychiatre en cette journée, il se contenta de saluer le livreur d’un simple signe de tête. Il rapporta ensuite le colis à l’intérieur où il put prendre connaissance d’une lettre déposée sur un coffrage contenant une montre de facture singulière.

”Cher Dr Kaiten,

Nous sommes attristés de ne pas avoir eu de vos nouvelles depuis l’enterrement de votre épouse. Nous sommes conscients qu’en tant que professionnel du corps médical, vous préférez maintenir une certaine distance avec vos patients. Toutefois, bien que vous ayez décider de nous quitter afin d’entamer une nouvelle vie, nous souhaiterions vous remercier pour avoir grandement participer à l’édification de notre nouvel équilibre de vie. Les confrères que vous avez proposés pour chacun d’entre nous afin que nous puissions continuer à travailler sur nous-même sont parvenus à prendre la relève rapidement et aucun incident ne fut à déplorer. Pour vous remercier de vos services, nous avons souhaité vous offrir un cadeau. Certains d’entre nous travaillant à la Sylphe SARL, y compris moi, venons de terminer un prototype de montre connectée pour aider les gens au quotidien. Votre déménagement vous ayant amené à vous rendre dans une région qui vous est inconnue, nous nous sommes dits que cette montre devrait vous aider à vous faire à votre nouvel environnement. N’hésitez pas à nous rapporter tout bug ou dysfonctionnement qui pourrait arriver à cette adresse PRGN-Center@SYLPHSARL.KANTO, nous ferons les mises à jour qui s’imposent. La montre ayant déjà passé avec succès les tests physiques, nous ne pensons pas qu’il y aura de défaillance matérielle. Nous vous souhaitons à vous et à votre fille un excellent nouveau départ à Edenia.”

La signature était celle d’un de ses patients. L’un des plus troublés même. Au fil des séances, il était parvenu à se recentrer, se recadrer, mais n’étant jamais parvenu à soigner ses maladresses. Une forme de perte de mémoire à très court terme lui faisait souvent oublier des détails importants ce qui l’handicapait parfois à son travail. Mais peu importe. L’essentiel était là : un cadeau de départ pour le remercier des services qu’il avait apporté à cet homme et aux autres habitants de Safrania. Souhaitant depuis le début prendre son petit déjeuner dehors, Drew plaça donc la montre sur son poignet et décida de la tester. A l’aide de quelques boutons et d’un OS astucieusement adapté à cette montre, il put déterminer la présence d’un café à quelques rues d’ici et commença à se diriger vers ce négoce.

La journée passa lentement mais sûrement. Le psychiatre essayait de profiter du centre-ville, repérant petit à petit les lieux qui pouvaient l’intéresser. Ce qui surprenait le plus avec cette montre c’était son caractère… ”évolutif”. La montre semblait sans cesse faire des changements particuliers pour s’adapter à son usager. Créant des raccourcis pour faciliter l’accès à certaines applications, adaptant la taille des images et du texte automatiquement, etc… Chaque fois que Drew semblait avoir un problème d’utilisation, le défaut était immédiatement corrigé à l’utilisation suivante. Mieux encore, la montre intelligente allait jusqu’à noter elle-même les enseignes dans lesquelles il se rendait en fonction des variations du pouls, la température et la gestuelle du corps de son porteur, détectant ainsi les changements d’humeur, le stress et le degré de satisfaction. Un outil un peu trop bien optimisé pour sembler réel en somme ce qui piqua quelque peu la curiosité et la méfiance du nouveau professeur.

Souhaitant tester cette montre jusque dans ses derniers retranchements, Drew décida de visiter les quartiers les plus mal fréquentés de la ville. Se promenant les mains dans les poches sans chercher querelle envers quiconque, Drew continua de marcher à travers ces rues malfamées. Puis soudain, alors qu’il s’apprêtait à rentrer dans une zone en particulier, la montre émis un signal sonore, révélant le message suivant.


Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? « 9 PAIR ». Drew continua sa marche, mais il eut à peine le temps de faire un pas que la montre sonna encore indiquant « 8 PAIR ». Un peu de plus. « 7 PAIR ». Le décompte continuait à chaque pas jusqu’à devenir « 4 TRIO » ; « 3 TRIO » ; « 2 TRIO ». Drew cessa d’avancer. Utilisant les boutons pour se repérer sur la carte intégrée à son appareil, il aperçut que sa position se trouvait juste en face d’une zone rouge. Cliquant dessus, une brève de journal apparût indiquant cette zone comme le lieu de plusieurs meurtres horribles. Et comme si cela ne suffisait pas, un rapport de police apparût à sa suite indiquant les conclusions de l’enquête : un groupe de trois personnes détroussant les gens avant de les tuer. C’en était trop. Cette montre était beaucoup trop intelligente. Noter une zone comme dangereuse suite à des informations journalistiques passe encore, mais parvenir à récupérer des rapports de police ? Comment était-ce seulement possible ? Le trio indiquerait-il le nombre potentiel d’assaillants ? Mais si le rapport de police indiquait trois personnes, pourquoi la montre indiquait-elle la présence d’une paire au départ ? Drew fit un pas supplémentaire : « 1 TRIO ». Il se mit ensuite à regarder autour de lui et finit par comprendre : un derrière son épaule, un sur un balcon à sa droite et le dernier se dissimulant derrière un distributeur à sa droite. Un pas de plus et Drew se retrouvait piégé dans un cul de sac. Cette montre était parvenue à détecter la présence de deux, puis trois agresseurs aux alentours du professeur. La montre sonna encore et révéla alors le plus court chemin vers le poste de police le plus proche. Cela était sans compter l’humeur actuelle du psychiatre. Tout cela n’était pas normal. Cette journée n’était pas normale. Son humeur n’était pas normale. Cette montre n’était pas normale. Si cette journée s’arrêtait ainsi, avec sa propre personne, tournant les talons, il sentait qu’il ne pourrait cesser d’y penser pendant les semaines à venir. Trop de choses seraient restées en suspens. Jouant le tout pour le tout, Drew décida d’en finir une bonne fois pour toute avec ces interrogations. Il commença à marcher droit devant lui, révélant l’image d’une tête de mort rose sur l’écran de sa montre.


Face à lui désormais, un mur qu’il ne pourrait escalader. Et derrière lui à présent, trois personnes et leur Pokémon respectif : un Farfuret, un Tranchodon et un Crustabri.

« Eh Papi, qu’est-ce que tu viens faire chez nous ? T’as l’air classe et bien habillé, pas certains que ça te soit bien utile ici non ? Qu’est-ce qu’il y a ? Une petite envie de nous narguer ? Ou bien tu as le cœur généreux, tu veux nous faire profiter de ta réussite ? »

Drew l’avait bien cherché. Ses poings s’étaient refermés et son visage affichait un rictus très déplaisant. Il pouvait maudire tout ce qu’il souhaitait, il avait été prévenu. Malgré ses capacités, pas moyen d’affronter trois Pokémon de ce niveau et surtout pas sans Seriha. L’ancien membre illustre du dojo de Safrania savait pertinemment qu’il ne servait à rien d’espérer vaincre trois dresseurs à lui tout seul. La seule solution était la fuite. La montre à son poignet rappela l’itinéraire le plus court pour parvenir au poste de police le plus proche, il le mémorisa rapidement avant qu’un message n’apparaisse sur la montre « Activer protocole d’urgence ? ». Drew avança doucement sans peur et sans reproches vers ses adversaires.

« C’est bien Papi, vient nous voir ça nous évitera de venir te chercher pour te courir après. »

Le professeur sentit sa montre vibrer et briller, comme si quelque chose se chargeait à l’intérieur. Quelque chose d’anormal se trouvait dans cette montre et s’apprêtait à se révéler pour le protéger.

« On va commencer par ta montre, elle brille comme pas possible et c’est un nouveau modèle on dirait, il me plaît bien. »

Drew n’accordât pas un mot à ses agresseurs. Il présenta son bras face à lui, montrant sa montre aux ravisseurs comme pour leur demander si c’était bien cela qu’il voulait. Les trois truands acquiescèrent d’excitation et alors que l’agressé semblait coopérer en dirigeant sa main vers le bracelet, il appuya en réalité sur le bouton activant le protocole d’urgence de sa montre. Dans un éclair de lumière, un Porygon se mit à apparaître et lança immédiatement une attaque qui créa une brèche dans le blocus formé par ces meurtriers. Drew sprinta comme jamais, passant à travers le trou béant qui venait d’être formé.

*Triplattaque ? Carrément ? Depuis tout ce temps j’ai dans cette montre un Porygon assez bon pour lancer une Triplattaque ? Mais qu’est-ce qu’il m’a envoyé ce timbré d’ex-patient ?*

L’ex-psychiatre ne décéléra pas, usant au maximum de sa capacité pulmonaire pour se mettre à l’abri. Une fois face au commissariat, ses agresseurs stoppèrent la poursuite de peur d’être poursuivis à leur tour par les forces de l’ordre. Drew entra alors dans le poste de police avec ce Porygon et demanda à porter plainte. Durant l’entretien qu’il eut avec un agent de police, on lui demanda s’il pouvait aider à réaliser des portraits robots de ses agresseurs. Drew s’essaya tant bien que mal à cet exercice avec l’officier chargé de réaliser le portrait, tandis que le Porygon toujours non baptisés flottait tranquillement au-dessus de la pièce, rebondissant à petite vitesse contre les murs, comme pour profiter de ce nouvel espace qui s’offrait à lui. On avait l’impression de voir un enfant faisant l’expérience d’une absence d’apesanteur.

« - Ce Porygon est à vous ? Il va bien ?
- Oui. Disons que nous nous sommes rencontrés il y a peu. Je n’ai pas encore eut le plaisir d’apprendre à le connaître.
- Pouvez-vous le ranger dans sa Poké Ball ? J’ai peur qu’il ne mette mal à l’aise certains collègues.
- Je vais essayer. »

Drew sortit de sa poche une Hyper Ball. Il préférait toujours garder une Ball de secours. Dans le fond, si ses agresseurs avaient été des Pokémon sauvages, la meilleure façon de les neutraliser restait encore de les enfermer. Attendant simplement que le Porygon passe tranquillement au-dessus de lui, il leva le bras et le laissa de lui-même toucher la Ball avec son élan, l’enfermant ainsi à l’intérieur.

« Je vous remercie. Nous disions donc ? »

Il fallut encore une petite heure avant que Drew ne soit invité à rentrer chez lui. Son témoignage avait permis d’obtenir les visages et Pokémon que les agresseurs utilisaient, ce qui allait pouvoir faire progresser l’enquête. Quant à savoir s’ils seraient arrêtés ou non, seul l’avenir le dirait. Drew avait d’autres priorités à l’heure actuelle. Retournant dans sa demeure, il déposa la ball sur la table du salon et l’ouvrit avant de se remettre à lire la lettre qu’il avait reçu. Un détail devait forcément lui avoir échappé. Le nouveau Pokémon quant à lui, était sorti dans un cri de joie et se mit à foncer à travers la maison comme pour apprendre à la connaître. Ne parvenant pas à se concentrer sur sa lecture, Drew se mit à hurler.

« DU CALME ! », stoppant ainsi net l’explorateur numérique.

Le Porygon se placa alors devant l’une des bibliothèques, pointant son nez sur un livre et se mit en faisant de petits bruits informatiques à passer devant chacun des livres de la bibliothèque, comme s’il était en train de les lire en temps réel. On avait l’impression de se retrouver face à un vieil ordinateur réalisant une défragmentation. Bip. Décalage. Bip. Décalage. Une activité certes répétitive, mais déjà plus calme que de « surfer » dans cette maison. Drew relit alors la lettre et commença à comprendre en relisant l’adresse e-mail destinée à recevoir ses critiques : PRGN-Center@SYLPHSARL.KANTO. Le futur retraité compris alors.

« PRGN-Center. Tu faisais partie des Porygon utilisés par la Sylph Sarl pour coder leurs nouveaux produits ? Mais qu’est-ce que tu faisais dans cette montre ? Une fois que tu avais codé l’OS tu aurais dû en sortir non ? »

Le Pokémon répondit en sortant un livre de psychiatrie dédié à l’amnésie puis le présenta à Drew.

« Amnésique ? Tu es amnésique ? »

Le Porygon secoua la tête et visa de son nez la montre.

« La montre… Mon patient... Tu es resté bloqué dedans parce que mon patient t’as oublié ? Il a oublié de te sortir de là avant de m’envoyer la montre ? »

Un acquiescement plus tard, Drew s’installa sur son fauteuil. Cela faisait beaucoup à encaisser en une journée. S’installer et se reposer étaient donc des alternatives préférables. Le Porygon resta prêt de lui, faisant comprendre à son nouveau dresseur grâce à des textes qu’il faisait défiler sur sa montre que cela faisait des années déjà qu’il travaillait pour la Sylphe et qu’il souhaitait désormais faire autre chose de sa vie. Rien d’étonnant après tout. Quand on est un Porygon avec un niveau assez élevé pour lancer une Triplattaque, c’est qu’on a forcément de la bouteille. Acceptant de le garder, Drew décida ainsi de le baptiser : Nektys.